Dans votre livre, vous écrivez que le droit n’est pas neutre, que  « le droit n’est pas juste et équitable en soi ».  Comment l’avez-vous construit en tant qu’outil politique ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS Le droit est un 
instrument parmi d’autres pour mener la bagarre. Le droit est un 
instrument politique. C’est la conception politique que l’on en a qui 
fait du droit ce qu’il est. Le très grand juriste Gérard Lyon-Caen 
disait que « le droit est une technique réversible ». Le droit tel que 
nous le pratiquons ne ressemble pas au droit tel que le pratiquent les 
avocats d’employeurs. À travers le droit, nous poursuivons une 
finalité : plus de justice, plus d’égalité. Nous avons choisi notre 
camp, celui des travailleurs. Le droit dont nous nous servons, que nous 
tâchons de conforter, est les droits qui garantissent les travailleurs. 
C’est en cela que c’est un instrument politique. 
Au jour le jour, et 
dans chaque instant de la vie des personnes, des questions de droit se 
posent. Le droit, c’est l’organisation de la vie sociale. La manière 
dont on conçoit ce droit-là est un point de vue politique.
En complément du droit, des décisions de justice 
obtenues, le rituel est aussi important dans la profession. Comment 
l’utilisez-vous ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS La substance du droit,
 c’est l’outil. Mais il existe d’autres outils à travers la forme et les
 rituels utilisés dans notre profession. Une plaidoirie, c’est une forme
 de tribune. Je porte la parole de ceux qui sont là, je suis 
transparente. 
Je porte leur combat. Mais, par moments, notre plaidoirie 
est indifférente au tribunal, quelle que soit sa qualité. Je songe à 
l’affaire des 9 salariés de PSA Poissy. 
Le tribunal correctionnel de 
Versailles était indifférent à nos arguments. Parfois notre rationalité
 les dérangeait. 
Lorsque je réclamais des preuves sur certains points, 
je les agaçais profondément parce que, bien sûr, c’était impossible de 
les apporter. 
Dans ces cas-là, la plaidoirie a pour fonction autant de 
restituer la dignité de ceux qui sont traduits injustement en justice 
que de les défendre. 
Ce qui n’exclut pas la défense, qui doit être la 
plus sérieuse au monde. 
Par respect pour ceux que je défends et pour 
tenir en respect les adversaires. Il y a des juges qui méritent ce 
respect-là. 
Pas tous les magistrats : ce sont souvent des petits 
notables qui ont un manque de rigueur. 
Ce sont des gens qui sont en 
position de grand pouvoir et ça peut les perturber.
Parfois, comme en Martinique, le procès d’une 
syndicaliste peut être une tribune pour le mouvement social face à la 
volonté de répression patronale…
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS Ghislaine 
Joachim-Arnaud est secrétaire générale de la CGT Martinique, l’un des 
acteurs principaux de la grève de 2009 (1). 
Elle a été un symbole de la 
grève, elle a mené les négociations, était en tête des manifestations. 
C’est un personnage important et très connu en Martinique.
Une 
personnalité très forte, séduisante, intelligente et chaleureuse. Les 
békés (propriétaires terriens et descendants des premiers colons des 
Antilles) n’ont pas digéré la grève de 2009. 
Il leur fallait donner un 
coup à ceux qui avaient été reconnus comme les triomphateurs dans cette 
grève, les travailleurs. 
Ghislaine était une personne toute désignée. 
Invitée à une émission télévisée, elle avait dédicacé le livre d’or en 
créole, reprenant la phrase scandée tout au long de la grève : « La 
Martinique est à nous, pas à eux, une bande de békés profiteurs et 
voleurs, nous allons les foutre dehors. » Ghislaine Joachim-Arnaud a été
 poursuivie par une association de békés pour incitation à la haine 
raciale. 
Une arrière-petite-fille d’esclave était poursuivie en 
correctionnelle par les arrière-petits-enfants des esclavagistes pour 
incitation à la haine raciale : la situation ne manquait pas de piquant.
 Le parquet a suivi car ses intérêts étaient les mêmes. 
.....
Nous étions
 quatre avocats : un Guadeloupéen, deux Martiniquais et moi. La 
présidente était extrêmement méprisante et violente à l’égard de la 
salle. 
D’entrée de jeu, elle s’est adressée de manière condescendante à 
Ghislaine, qui est une grande femme très digne s’exprimant très bien. 
Assez vite, le rapport de forces verbal s’est inversé. Le tribunal est 
un lieu public. 
C’est là que le tribunal peut être l’occasion d’inverser
 les images, de donner la parole à ceux qu’on essaie de faire taire en 
permanence. 
Le procès, c’est tout un rituel. En s’appuyant dessus, on 
peut faire passer beaucoup de choses. Car ce rituel est fondé sur des 
notions qui ne sont pas fausses. C’est-à-dire qu’il y a l’équilibre des 
armes, « l’égalité des armes », dit la Cour européenne des droits de 
l’homme. Même si ce n’est pas le cas dans la réalité. 
Pourquoi la colère des salariés et des ouvriers est-elle régulièrement réprimée, tandis que la violence patronale n’est jamais dénoncée ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS La colère ouvrière est
 réprimée même quand il n’y a rien à reprocher. La population est 
accusée de la violence qu’elle subit. 
C’est très impressionnant. 
Dès 
qu’un salarié dit un gros mot dans une entreprise, alors qu’on sait 
comment les chefs s’adressent aux salariés, on en fait tout un pataquès.
 Et les juges de s’ébahir… 
Je suis toujours exaspérée de les voir réagir
 comme ça : ils sont allés dans une usine ? 
Ils ont vu comment le chef 
parle aux ouvriers ? 
Quand on interdit à un ouvrier d’aller aux 
toilettes parce que ce n’est pas l’heure de la pause ?  On a ajouté au 
fordisme maintenant le lean management. 
Le fordisme est déjà une horreur. C’est 
transformer les hommes en machines. 
C’est les Temps modernes de Chaplin.
 Mais le lean management est venu s’y ajouter. 
Rappel "Le Lean Management: 
C’est un mode de gestion de la recherche de la performance optimale 
dans un contexte de demande changeante. Le lean se présente comme 
l’alternative au modèle taylorien, conçu, lui, pour un mode de 
production de masse, stable. L’entreprise en attend une grande 
souplesse, par une capacité à reconfigurer en permanence ses processus 
techniques, organisationnels et son management. Le modèle Toyota, initié
 dans les années 1970 au Japon, est la référence copiée par de plus en 
plus d’entreprises en France.
Résumer le lean est difficile et trompeur. La chasse au gaspillage en
 est une caractéristique importante, à l’origine de nombreuses tensions 
sociales sur ce qu’il convient de qualifier d’"opérations de travail 
inutiles". Mais le lean est fait de beaucoup d’autres applications, dont
 la cohérence suppose l’existence d’un mode de pensée, d’une doctrine. 
Si des applications sont visibles dans les entreprises depuis les années
 1990, c’est cette adhésion à la doctrine qui gagne du terrain 
aujourd’hui mais attention car la recherche de la qualité et du coup le moins chers possible n'est bien souvent pas compatible et on ne peux pas sous prétexte d'ouverture supprimer les responsabilités et tâches de chacun car cela arrive a une paupérisation de tous, plus personnes ne sachant réellement qu'elle est sa place dans la société pratiquant cette doctrine et donc sans aucunes stabilités des processus et des fonctions. 
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS Quand je plaide sur les 
accords de compétitivité, on plaide comme exemple chez Renault l’usine 
de Sunderland en Grande-Bretagne, créée sous Thatcher dans la région au 
plus fort taux de chômage. Le rêve de Ghosn est que les usines 
françaises ressemblent à Sunderland. 
Mais, là-bas, la moyenne d’âge est 
de 28 ans car il y a un turnover considérable. Quand les ouvriers sont 
usés, ils s’en vont.
 Et on en prend d’autres. Chaque opération doit 
durer moins de 24 secondes. C’est calculé, inscrit. C’est la règle. 
Quand dans les usines françaises on produisait 60 voitures par salarié 
par an, on en produisait 118 à Sunderland.
Vous témoignez de l’accentuation des recours juridiques 
contre les salariés et les syndicalistes. Comment les avez-vous vu 
grossir ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS C’est concomitant à la
 montée du libéralisme. Quand l’État social se défait, l’État policier 
se conforte. Quand on met à bas les lois sociales, qu’on défait les 
services publics, qu’on donne des coups de serpe dans le maillage qui 
permet aux moins favorisés de s’en sortir et qui fait que la société est
 un peu moins cruelle, quand on défait tout cela, on provoque la 
révolte. Et donc il faut prévoir de pouvoir la mater. Je crois que les 
lois comme celle sur la sécurité intérieure, toutes ces lois qui 
renforcent le pouvoir de la police, vont dans le même sens. Dans le 
livre je fais un parallèle entre la défaisance du droit social et le 
renforcement d’un droit répressif. Il y a une logique à tout cela. Quand
 j’écrivais il m’est revenu en mémoire que la première fois que Renault
 a envoyé des syndicalistes au pénal, c’était à partir de 1986, quand la
 privatisation de la Régie avait été envisagée. Après une grève, les 
ouvriers ont fait une « descente au bureau » du chef pour demander des 
comptes. C’était une tradition ouvrière. La direction leur a reproché 
des violences, puisqu’on ne reproche jamais l’activité syndicale… Les 
« 10 de Renault » ont été licenciés, poursuivis et condamnés. La Cour de
 cassation a confirmé leur licenciement.
C’est aussi dans les années 1980 que la déconstruction du droit du travail a commencé…
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS La déconstruction du 
droit du travail ne date effectivement pas des ordonnances Macron. 
Depuis les années 1980 et les lois Auroux, sont apparus les accords dits
 dérogatoires. 
On a transformé la fonction des accords d’entreprise. 
Ceux-ci sont nés des accords de fin de conflit. Pour faire cesser la 
grève, on accorde des droits qu’on inscrit dans un accord, qui après 
fait la loi de l’entreprise. Les droits ont été acquis par la grève. Les
 accords d’entreprise étaient une institution solide. Jusqu’aux années 
1980, les accords ne pouvaient qu’améliorer ou compléter la loi. 
Depuis 
les années 1980, la dérogation a commencé petitement. Maintenant, on est
 arrivé à une transformation. Avec les accords dits donnant-donnant, 
l’accord d’entreprise a été dénaturé. J’ai beaucoup plaidé contre les 
accords compétitivité Renault signés en 2013 et je plaide encore. Au 
prétexte du droit de l’emploi, avec ce gouvernement par la peur du 
chômage, on voit des salariés à qui on retire des quantités de droits : 
gel des salaires, temps de travail allongé, retrait des pauses, et des 
conditions de travail beaucoup plus dures. 
Au nom de l’emploi, ces 
accords Renault dits « de maintien dans l’emploi » ont réalisé la 
prouesse de faire partir 9 000 personnes, de supprimer 9 000 postes. Et 
dans le même temps on voit monter l’intérim. Des chaînes entières sont 
tenues par des intérimaires. On transforme l’emploi. On ne le défend 
pas. On précarise. Car les employeurs embauchent quand le carnet de 
commandes est plein. On agite juste le chiffon rouge de l’emploi comme 
prétexte pour abaisser les droits des travailleurs. Avec la rupture 
conventionnelle collective, on va toujours plus loin. Ce que je trouve 
rigolo, c’est que, pendant ce temps-là en Allemagne, les travailleurs de
 la métallurgie se battent pour les 28 heures hebdomadaires ! Avec 
Macron, on assiste à une destruction sur tous les plans : sur le terrain
 collectif avec la perte de toutes les petites garanties en matière de 
licenciement collectif, et sur le plan individuel avec le moins de 
recours possible. Et la barémisation des prud’hommes : on sécurise les 
employeurs pour qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent. C’est comme 
dire à un voleur « quel que soit le vol que tu commets tu paieras 200 
euros ». 
Du coup, vous pouvez voler 10 000 euros et ne risquer d’en 
payer que 200 ! 
C’est le prix de l’infraction !
Malgré les luttes qui continuent, des défaites, l’accroissement de la violence à l’égard de la classe ouvrière, vous dites  « l’histoire n’est pas finie ».  Pour vous, c’est l’heure d’agir ?
MARIE-LAURE DUFRESNE-CASTETS Les gens qui se 
battaient à la fin du XIXe siècle avaient des conditions qui n’étaient 
pas meilleures qu’aujourd’hui. Ils se sont battus et ont construit 
quelque chose. Je pense que ça va revenir. Aujourd’hui, pour l’instant, 
les idées de droite ont gagné. Mais qu’ils se disent bien que ce n’est 
qu’un instant. Le moyen, c’est que les gens prennent conscience. C’est 
vieux comme le monde. Je suis très classique dans mon raisonnement. Je 
suis une vieille marxiste classique. Dès que les gens prennent 
conscience de leur force, ils gagnent. Ces temps derniers, ça m’a fait 
plaisir de voir la victoire de ces personnes qui nettoyaient les trains à
 la gare du Nord. 
Elles ont compris que, quand elles s’arrêtent toutes, 
le patron est bien désemparé. 
Ce sont les travailleurs qui font la 
richesse. Si les travailleurs s’arrêtent, l’entreprise ne vit plus. 
C’est bête comme chou.