“Pour démocratiser l’entreprise, il faut donner aux salariés un réel pouvoir de décision”
Pour Isabelle Ferreras, professeure à l’Université de Louvain et chercheuse à Harvard, « le travail salarié ne connaît pas la démocratie ». Pour changer les choses, elle prône l’introduction du « bicamérisme économique ».
(Rôle de vote concernant les décisions entre les représentants des salariés et des actionnaires ou décisionnaires).
Pourquoi, selon vous, le modèle actuel de l’entreprise n’est plus tenable ? 
Tout d’abord, pour une question d’efficience : le modèle classique 
d’entreprises hiérarchiques ne répond plus aux besoins d’innovation des 
organisations, directement branchés sur les attentes et motivations des 
travailleurs. 
Dans une économie de la connaissance, où l’on crée de 
l’immatériel, il faut des salariés motivés, impliqués. Le travailleur 
est le capital clé. Il investit son travail pour exprimer quelque chose. 
Ce n’est pas le modèle “top down” (de division du travail) qui permettra 
de le motiver.
Vient ensuite la question de la justice. Dans le milieu du travail, 
nous perdons notre statut de citoyen. C’est une zone de non-citoyenneté,
 au cœur d’une société démocratique. 
Cette contradiction pose problème. 
Aujourd’hui, les individus s’envisagent dans un rapport d’égalité aux 
autres. Il existe une faim démocratique, l’attente d’un droit à peser 
sur les conditions d’organisation nous concernant au quotidien.
En quoi est-ce aussi une question de responsabilité sociale pour l’entreprise ?  
Le modèle actuel d’entreprise, gouvernée par la société anonyme, est un modèle qui touche à sa fin. Ce modèle concentre la richesse dans les mains de quelques uns,
 tout en produisant des dommages environnementaux considérables. 
Aujourd’hui, ce système basé sur la théorie de la valeur actionnariale 
de Milton Friedman (la production de la valeur pour les actionnaires est
 l’objectif n°1) est en train d’être remis fondamentalement en question.
 Récemment, 181 CEO américains ont par exemple déclaré
 que l’entreprise ne peut pas faire que se préoccuper de l’intérêt de 
ses actionnaires, mais doit tenir compte de tout son environnement : le 
bien-être des travailleurs, ainsi que l’impact social et environnemental
 de ses activités.
Mais la RSE ne permettra jamais d’aboutir à des décisions 
stratégiques solidement ancrées, car il faut sans cesse trouver des 
compromis entre les soi-disant “parties prenantes” de l’organisation. 
Or, il faut comprendre que l’entreprise est avant toute chose une entité politique, constituée par deux catégories d’investissement : le capital et le travail, qui constituent l’entreprise. C’est pour cela que j’ai proposé de les appeler les parties “constituantes” de l’entreprise capitaliste.
Aujourd’hui, nous sommes dans cette situation où l’entreprise est sous le despotisme de la société anonyme, qui n’est là que pour structurer l’apport en capital.
 C’est comme si on avait développé l’architecture institutionnelle de la
 représentation des intérêts des actionnaires, mais tout en 
sous-développant celle des investisseurs en travail. La liste des 
bienfaits d’une véritable démocratie en entreprise est pourtant très 
longue, et va d’une meilleure qualité de vie au travail à un impact 
positif sur la société en général. Avec un tout autre partage de la 
valeur, la donne change : les travailleurs et leurs représentants 
pourraient faire valoir dans l’entreprise d’autres manières de 
travailler, ainsi qu’une autre culture d’entreprise, plus humaine, 
collaborative, solidaire et tournée vers un impact social et 
environnemental positif de l’activité de l’organisation.
Pour « démocratiser » les entreprises, la solution serait pour vous le “bicamérisme économique”. C’est-à-dire ? 
L’entreprise capitaliste, qui prédomine aujourd’hui, ressemble à une 
Angleterre qui serait gouvernée par la Chambre des Lords, les 
propriétaires. Face aux propriétaires des parts de la société (le 
conseil d’administration), où sont les travailleurs et la Chambre des 
communes ? Le bicamérisme
 est une forme institutionnelle qui permet de faire une révolution 
pacifique. Face au groupe qui dominait, souvent minoritaire (les nobles 
romains, les lords britanniques), le pouvoir législatif devient une 
coproduction, par les représentants de ce premier groupe, mais aussi par
 un second groupe, qui était jusqu’alors privé d’accès à la 
représentation et au pouvoir.
Quand on regarde qui peuple les conseils d’administration des grandes
 entreprises, on remarque qu’à part quelques sièges (grâce à la loi 
Pacte) dévolus aux représentants des salariés, ils sont dans leur 
immense majorité peuplés par les représentants des actionnaires. C’est 
la propriété qui détermine l’accès au pouvoir et le droit de peser sur 
les décisions. Aujourd’hui, se pose à nous cette question : nous avons 
affaire à des entreprises qui ont un pouvoir colossal sur la vie de 
leurs travailleurs, mais qui sont aussi constituées par l’investissement
 de ces derniers. L’idée, c’est donc de leur donner les mêmes droits de 
représentation et de décision que ceux qui possèdent le capital. Dans un
 tel cas de figure, le top management de l’entreprise ne se préoccupe 
plus juste des intérêts de ceux qui ont apporté du capital.
On peut imaginer plusieurs formules. Le modèle allemand de cogestion 
regroupe tout le monde dans une même chambre, mais la parité est faussée
 car le président de l’assemblée vient du banc patronal. En France, le 
conseil d’entreprise et le « comité social et économique » (CSE) 
permettent aux salariés de dialoguer avec le top management, mais sans 
pouvoir de décision. Le modèle bicaméral va plus loin, en offrant au 
travailleur un pouvoir dans l’entreprise, à travers l’instauration d’une
 “Chambre des représentants des investisseurs en travail”.
Comment s’assure-t-on qu’il y a une vraie démocratie en entreprise, à
 partir du moment où les travailleurs ne détiennent pas le capital ? 
Pour que les comités sociaux et économiques (CSE) puissent peser sur 
les décisions à prendre pour l’entreprise, il faut changer les règles ; 
la loi, mais aussi les règlements organiques des entreprises. Pour que 
les rapports de force soient égaux, il faudrait simplement l’inscrire dans un droit de l’entreprise – une « Constitution » détaillant l’architecture de l’organisation, avec des pouvoirs et des contre-pouvoirs.
On le voit dans le modèle britannique : la démocratie n’est pas 
totale avec le bicamérisme, mais le pouvoir des “Lords” est très 
diminué. 
Comparé aux entreprises actuelles, ce serait un 
gain énorme pour les travailleurs, et pour la société en général. 
Car 
cela signifie que l’entreprise serait bien plus en prise avec les 
préoccupations des personnes qui la constituent – qu’il s’agisse 
notamment de la qualité de l’environnement, ou des questions 
d’inégalités. Ces questions rentreraient dans l’entreprise par les 
travailleurs et leurs représentants. Il faudrait aussi s’assurer, pour 
que l’enjeu écologique et social soit traité par les entreprises, que 
leurs nouvelles règles respectent aussi les normes identifiées comme 
« durables » par le GIEC.
Dans le cas de figure du bicamérisme, quel est donc le rôle du top management et des managers ?
Le rôle des dirigeants est complètement repositionné. Sa politique, 
dans un schéma bi -gouvernance, ne dépend plus des injonctions des 
actionnaires. Car le top management n’est plus l’émanation des 
actionnaires, mais celle des deux chambres constituant ce fonctionnement. 
Le chef d’entreprise devient
 un représentant public, un homme politique capable de trouver des 
compromis entre les deux chambres. 
Une critique que l’on entend dans le 
milieu du management, c’est que le gestionnaire n’a pas assez de 
légitimité face à l’actionnaire. Là, on fonde réellement sa légitimité :
 il devient le pouvoir exécutif, chargé de trouver des compromis viables
 entre les actionnaires et les travailleurs, afin que le projet 
d’entreprise puisse avancer malgré de potentielles confrontations.
On peut imaginer une structure qui se répète à tous niveaux, un 
“management représentatif”, avec un bicamérisme présent dans chaque 
filiale, usine, atelier… avec une manière de penser, une architecture de
 la représentation et de la participation qui permette de déléguer des 
questions spécifiques à de toutes petites équipes. À ce niveau, les 
managers deviennent eux aussi des arbitres chargés de trouver des 
compromis. Ils sont davantage autonomes dans leur façon d’agir, afin de 
permettre aux travailleurs de participer aux décisions.
Et vous qu'en pensez-vous ?   certes, il se pose aussi la question de la constitution du CSE..mais ceci est un autre sujet 
Bonne fin de semaine a tous  
  ,
     par Fabien Soyez - (source LeMonde 09.2019) 


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