Sur les ronds-points, les « gilets jaunes »
évoquent les fins de mois difficiles et s’en prennent aux impôts et taxes.
Les revendications salariales, elles, passent au
second plan et ont été exclues par le gouvernement.
Les augmentations
générales de salaires sont-elles devenues impossibles en France ?
Né d’une fronde contre la hausse des taxes sur
l’essence, le mouvement des gilets jaunes a plus largement remis sur le devant
de la scène la question du pouvoir d’achat, du coût de la vie et de la
difficulté de vivre de son travail. Bizarrement, sur les ronds-points, on a
pourtant peu parlé de salaire. À Paris, ce sont les symboles du pouvoir
politique qui ont été assiégés par les manifestants, pas ceux du pouvoir
économique.
Quant au gouvernement, il a pris soin d’épargner les
entreprises : l’augmentation du smic a été immédiatement exclue et seules les
entreprises qui le pouvaient ont été « invitées » à verser une prime
exceptionnelle à leurs salariés, défiscalisée et sans charges sociales.
N’y a-t-il donc plus aucune marge de manœuvre, en
France, pour augmenter les salaires ? Au point presque de devenir un sujet
tabou, alors même que la question du pouvoir d’achat est au cœur du malaise ?
Éléments d’explication.
Des salaires en berne un peu partout
C’est un constat commun à presque tous les pays de
l’OCDE : les salaires moyens sont à la peine depuis une bonne dizaine d’années.
Encéphalogramme plat. Dans un premier temps, les économistes y ont vu un effet
de la crise. Des caisses vides, des salariés trop contents de ne pas être au
chômage, voilà qui ne conduit guère à faire flamber les fiches de paie.
Sauf que l’explication ne tient plus. L’économie est
repartie, certains pays comme l’Allemagne ou les États-Unis sont au
plein-emploi, ou presque. Pour autant, les salaires moyens ne progressent
toujours pas. « C’est un phénomène global, encore mal expliqué, qui
touche aussi bien des pays dont le taux de chômage a fortement chuté que des
pays comme la France dans lequel il reste élevé », rappelle
l’économiste Philippe Askenazy, directeur de recherches au CNRS.
Deuxième point commun à l’ensemble de ces pays, les
gains de productivité stagnent. En France, d’après Patrick Artus, directeur des
études de Natixis, ils n’augmentent guère plus de 0,8 % par an ces
dernières années, contre 4 % par an en moyenne pendant les Trente
Glorieuses. « Les entreprises ne peuvent pas distribuer ce qu’elles
n’ont pas, tranche-t-il. Sans gains de productivité, pas de hausses de
salaire possible ». CQFD.
Mais comment expliquer cette petite forme de la
productivité ? « Une controverse scientifique » divise les
économistes. Pour certains, « nous serions dans une phase de
transition, entre la révolution finissante de la téléphonie mobile et des
réseaux et celle, émergente, de l’intelligence artificielle, explique
Philippe Askenazy. Dans ce contexte les entreprises hésitent à investir et à
innover, de peur de se tromper ». Mais d’autres estiment que c’est à
cause de la modération salariale elle-même que la productivité serait en
berne ! Partout dans les pays européens, les réformes du code du travail et
l’affaiblissement des syndicats ont réduit le pouvoir de négociation des
salariés. « Résultat, les salaires sont sous contrôle et les
entreprises gagnent de l’argent sans avoir besoin d’innover, ce qui se traduit
par de faibles gains de productivité », poursuit Philippe Askenazy.
L’eurodéputé Édouard Martin, ancien syndicaliste CFDT
d’ArcelorMittal, ajoute que la chasse aux coûts pratiquée par les entreprises
en concurrence sur les marchés mondiaux se fait le plus souvent au détriment
des salaires. « C’est plus facile que de réduire les coûts de transport
ou d’énergie, ce qui suppose le plus souvent un investissement de départ »,
précise-t-il.
Les particularités françaises
Dans ce contexte, les salariés français ne seraient
pas, globalement, les plus pénalisés. « Le salaire moyen n’augmente pas
beaucoup, certes, mais il augmente quand même un peu plus que la productivité,
relève Patrick Artus. La France est le seul pays d’Europe dans ce cas, avec
l’Italie. » On est loin du cas américain où le niveau de vie des
30 % des ménages les plus modestes n’a pas augmenté depuis ... 1990.
« Le partage de la valeur ajoutée ne s’est pas déformé en France en
faveur des actionnaires », assure Patrick Artus. Mais il serait
difficile de faire mieux, de peur de perdre encore en compétitivité sur les
marchés mondiaux. « Faute d’avoir investi suffisamment pour se
moderniser, les entreprises françaises perdent des parts de marché de manière
continue depuis vingt ans, relève Patrick Artus. En moyenne, l’industrie
française est restée au niveau de gamme qui était le sien en 2000, alors que
l’Allemagne a su monter en gamme et garder sur son sol des productions à forte
valeur ajoutée. »
À lire aussi
Comment expliquer la faiblesse du positionnement
français ? « C’est un cercle vicieux, relève l’essayiste et ancien
patron du Crédit lyonnais Jean Peyrelevade. La lourdeur des charges, la
faiblesse des fonds propres découragent l’investissement des entreprises, dont
beaucoup se trouvent dans une forme de survie sans ambition autre que locale ou
régionale. »
Le tissu entrepreneurial français souffre selon lui de
sa composition entre une poignée de grands fleurons internationaux et une
myriade d’entreprises « beaucoup trop petites pour voir grand ».
« Derrière quelques start-up, toute une partie de l’appareil productif
français est de qualité médiocre », insiste-t-il. « Il existe
en France de très belles entreprises innovantes, renchérit Patrick Artus. Mais
dans la grande majorité des cas, nos chefs d’entreprise sont assez
conservateurs et ont du mal à se moderniser ou à changer de produits. »
Retrouver des marges de manœuvre
« Monter en gamme va nécessiter de relever le
niveau de compétences et des salariés, et des chefs d’entreprise, assure
Jean Peyrelevade. Ce qui nécessite du temps. » Ce dernier plaide
par ailleurs pour le recul de l’âge de la retraite, mesure la plus efficace
selon lui pour baisser le coût du travail et redonner de la marge aux
entreprises.
Des voix se lèvent régulièrement pour demander une
meilleure régulation de la compétition internationale. « Tout le monde
ne suit pas les mêmes règles du jeu, notamment les Chinois dont l’économie
fonctionne de manière fermée, opaque et subventionnée, relève édouard
Martin. Les règles de l’OMC doivent désormais intégrer des critères sociaux,
environnementaux et fiscaux. »
De manière plus immédiate, Philippe Askenazy plaide
pour une remise à plat des dispositifs d’allégements de charges pour les
entreprises. « Ces dispositifs sont indexés sur le smic, explique-t-il.
De ce fait, une augmentation du salaire minimum a un coût immédiat important
sur le budget de l’État, ce qui empêche le gouvernement d’utiliser cet outil
pour doper un peu les salaires. » Un outil que viennent d’utiliser les
voisins britanniques et allemands, inquiets de la stagnation des rémunérations
et du risque de voir augmenter le nombre de travailleurs pauvres. « Dans
ces deux pays, l’augmentation du salaire minimum – qui concerne surtout
des emplois non qualifiés chez les sous-traitants de grandes entreprises - a
été absorbée par ces dernières. Il n’y a pas eu de destructions d’emplois. »
Face à l’étroitesse des marges de manœuvre en la
matière, « il est d’autant plus indispensable de préserver les plus
modestes, rappelle Jean Peyrelevade. Que ce soit dans les mesures prises
– était-il bien utile de réduire les aides au logement ? – que dans
les discours ».
Emmanuelle Réju, avec Marie Dancer et Alain
Guillemoles - Source lacroix.com -Janvier 2019
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire