L’hypertrophie des paradis fiscaux dans les profits des multinationales
Les entreprises multinationales sont, par essence, susceptibles de
manipuler la localisation comptable de leur activité. Elles peuvent donc
répartir leurs profits entre les différentes juridictions fiscales dans
lesquelles elles ont des filiales. Plusieurs instruments peuvent être
utilisés à cette fin : la manipulation des prix de transfert
sur les transactions entre filiales d’un même groupe (échanges de biens
ou de services), ou encore la localisation de dettes ou d’actifs
générant des revenus au sein du groupe (brevets, marques, dette, etc.).
Quelles qu’elles soient, ces pratiques d’évitement fiscal affectent les
profits déclarés par les multinationales dans les différents pays. En
conséquence, elles génèrent artificiellement des flux internationaux de
dividendes entre filiales et maisons mères, des pays à faible fiscalité
vers ceux à fiscalité élevée
Elles biaisent donc les statistiques
officielles sur les échanges de chaque pays avec le reste du monde : les
balances des paiements nationales, mais aussi et surtout les revenus
des investissements directs à l’étranger (IDE), qui mesurent les revenus
liés à l’activité des multinationales nationales à l’étranger.
Autrement dit, les paradis fiscaux redessinent la carte mondiale des
profits des multinationales bien au-delà de leur importance économique,
étant donné l’ampleur de l’évitement fiscal international.
Nous retenons ici la liste de paradis fiscaux proposée par Hines et Rice
en 1994, liste où figurent des pays comme l’Irlande, le Luxembourg, la
Suisse, Chypre, Hong Kong, Macao, ainsi qu’une myriade de petites îles
du Pacifique et de l’Atlantique. Cet ensemble de pays ne pèse que 2,6 %
du PIB mondial en 2016. Il apparaît pourtant central dans la
localisation des revenus des multinationales : 22 % des flux de revenus
d’IDE dans le monde étaient en provenance, ou à destination, d’un
paradis fiscal en 2016 (voir graphique 1, où les flux dont il est
question représentent la moyenne des crédits et des débits des revenus
d’IDE). C’est donc plus d’un cinquième des flux mondiaux de revenus des
multinationales qui passent par un paradis fiscal, soit près de 10 fois
plus que ce que la taille économique de ces pays impliquerait !
Le
rôle des paradis fiscaux semble par ailleurs s’accroître au cours du
temps, puisque leur part a augmenté de cinq points entre 2005 et 2016,
au détriment de celle des pays à hauts revenus (au sens de la
classification établie par la Banque mondiale).
Hors pays à hauts revenus, la part du groupe des paradis fiscaux dans
les flux moyens de revenus d’IDE dépasse l’ensemble des autres zones, et
notamment les grands émergents.
Forts excédents sur le poste des revenus de prêts intra-groupe
Les
profits des multinationales réalisés à l’étranger, enregistrés dans la
balance des paiements sous le poste des revenus d’IDE, revêtent
plusieurs formes. Ils peuvent être distribués, réinvestis ou remboursés
au titre des prêts que les maisons mères consentent à leurs filiales (ou
l’inverse). Au sein des revenus d’IDE, les intérêts intra-groupe
apparaissent clairement comme une spécialité des paradis fiscaux. C’est
ce que montre le graphique 2, qui représente les soldes (crédits moins
débits) de revenus d’IDE par sous-catégorie. Les paradis fiscaux sont
ainsi le seul groupe de pays à présenter un surplus du poste des
intérêts intra-groupe, les deux autres postes des revenus d’IDE –
dividendes et bénéfices réinvestis – étant déficitaires.
L’image
des paradis fiscaux rendue par les statistiques de revenus d’IDE est
cohérente avec des stratégies d’évitement fiscal des multinationales.
Les prêts consentis par les sièges sociaux, localisés dans les paradis
fiscaux, aux filiales du groupe, localisées dans des pays à fiscalité
élevée, permettent de réduire la facture fiscale en raison de la
déduction des intérêts d’emprunt. Intérêts que l’on retrouve au crédit
des balances courantes des paradis fiscaux au titre des intérêts
intra-groupe.
Ces revenus, ajoutés à ceux générés par la
localisation d’autres actifs intangibles (brevets, marques), ou encore à
la manipulation des prix de transfert, génèrent des bénéfices
comptables pour les multinationales dans les paradis fiscaux. Ces
bénéfices sont ensuite transférés à leurs maisons mères dans les pays à
hauts revenus, sous la forme de dividendes ou de bénéfices réinvestis.
Les pays à hauts revenus perçoivent ainsi plus de revenus-actions
(dividendes et bénéfices réinvestis) qu’ils n’en versent au reste du
monde, là où les paradis fiscaux sont déficitaires.
La place disproportionnée des paradis fiscaux dans les profits des
multinationales révèle bien l’ampleur de l’évitement fiscal qui apparaît
dans les statistiques officielles de balance des paiements. Ces faits
stylisés rejoignent et confirment les résultats établis sur la base des
statistiques de compte nationaux : l’économiste français Gabriel Zucman estime ainsi que 40 % des profits seraient détournés vers les paradis fiscaux chaque année.
Il faut le savoir !