Christophe Dejours: "La domination au travail est beaucoup plus dure qu'avant"
Psychiatre et psychanalyste, Christophe Dejours est
professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM, Paris),
titulaire de la chaire Psychanalyse-Santé-Travail et directeur de recherche à
l’Université Paris V. Auteur d’une œuvre abondante sur le monde du travail et
les pathologies associées, il dénonce l’avènement des "gestionnaires"
dans les années 1980, qui a, dit-il, eu des effets catastrophiques sur la
qualité du travail et les pathologies qui en découlent. "En entreprise, si
l’exigence de performance devient insoutenable, le risque d’effondrement
collectif existe", prévient-il.
Vous êtes un spécialiste des rapports entre l’homme et
le travail. Et notamment de la psychodynamique du travail. De quoi s’agit-il?
C’est une discipline née de la rencontre entre la
psychopathologie du travail et l’ergonomie. Elle cherche à comprendre comment
les travailleurs parviennent à maintenir intègre leur santé mentale malgré une
organisation du travail souvent nuisible… On a ainsi découvert que la normalité
est le résultat d’un compromis entre, d’un côté, des contraintes délétères pour
le psychisme – qui peuvent conduire à la maladie mentale – et, de l’autre, la
construction de stratégies de défense.
Cette conception de l’organisation du travail basée
sur la domination, le contrôle, la sanction (donc la peur), est évidemment
nuisible pour la santé mentale car le travailleur y perd sa subjectivité, sa
créativité, sa maîtrise des moyens, le sens de ce qu’il fait.
Ce qui est néfaste pour le psychisme, c’est la
contrainte venant de l’organisation du travail. Et cette contrainte est double.
Il y a d’un côté la division technique des tâches qui font l’objet de
prescriptions très strictes. Et de l’autre une division politique du travail, à
savoir un système de surveillance et de sanctions qui est une nouvelle
contrainte.
Depuis Taylor et Ford, l’organisation du travail est
essentiellement politique. Taylor compare littéralement l’ouvrier à un
chimpanzé qui doit se conduire comme tel. C’est l’obéissance absolue. Cette
conception de l’organisation du travail basée sur la domination, le contrôle,
la sanction (donc la peur), est évidemment nuisible pour la santé mentale car
le travailleur y perd sa subjectivité, sa créativité, sa maîtrise des moyens,
le sens de ce qu’il fait. Travailler, c’est bien plus qu’exécuter des tâches.
C’est une transformation de soi.
Mais depuis Taylor et Ford, l’organisation du travail
a sacrément évolué…
Une nouvelle forme d’organisation du travail apparaît
dans les années 1980, celle des gestionnaires. Jusque-là, l’organisation du
travail était l’apanage des gens du métier. Les directeurs d’hôpitaux, par
exemple, étaient médecins.
Mais ils ont été remplacés par des gestionnaires qui
ne connaissent rien des métiers. Ils réduisent le travail à un ensemble de
tâches purement quantifiables et dont la performance est chiffrable. À travers
ces dispositifs, ils ont instauré ce que le juriste Alain Supiot appelle la
"gouvernance par les nombres". Celle-ci détruit tout ce qui
était vital au travailleur: les règles et valeurs propres de son métier. Cette
méthode gestionnaire détruit aussi volontairement toute coopération. Ce qui a
pour conséquence une dégradation de la qualité et de l’efficacité.
Ces gestionnaires ont inventé des techniques nuisibles
pour la santé psychique. C’est le cas de l’évaluation individualisée des
performances qui introduit la compétition entre les travailleurs et détruit la
solidarité. C’est le cas aussi de la précarisation de l’emploi: partout des
contrats durables sont remplacés par des CDD et l’intérim. Cette précarité qui
augmente développe aussi un sentiment de précarisation chez ceux qui ont une
position stable: ils comprennent qu’ils sont menacés eux aussi.
Il y a aussi la standardisation des modes opératoires
qui facilitent le contrôle quantitatif. Or une infirmière, par exemple, ne peut
pas traiter de la même manière deux patients atteints d’une même maladie. Si
elle s’y trouve contrainte par la standardisation, son travail perd son sens.
Il y aurait également beaucoup à critiquer sur la
prétendue "qualité totale" car dans les faits elle est impossible.
Dans le but d’obtenir le graal de la certification, on fait pression sur les
travailleurs pour qu’ils mentent dans leurs rapports…
Le tournant gestionnaire a donc des effets
catastrophiques sur la qualité du travail. Mais la communication officielle
travestit la réalité avec une telle efficacité que cette dégradation est
masquée.
Ce qui fait la force incroyable du système, c’est que
la majorité des travailleurs vivent dans cette situation de servitude
volontaire – et donc de malheur – parce qu’ils y consentent, pensant que c’est
la seule bonne façon de faire.
La domination au travail est donc beaucoup plus dure
qu’avant. Elle a changé complètement le monde du travail et même toute la
société. Pour le dire autrement, les gens sont soumis. En Europe, les
contre-pouvoirs, les syndicats, ont fondu. Ce qui fait la force incroyable du
système, c’est que la majorité des travailleurs vivent dans cette situation de
servitude volontaire – et donc de malheur – parce qu’ils y consentent, pensant
que c’est la seule bonne façon de faire. On nous apprend dès l’école primaire
que le bien et le vrai, c’est ce qui est scientifiquement quantifiable. Mais
c’est faux.
Et donc ce "tournant gestionnaire" comme
vous dites génère de nouvelles pathologies?
Oui, les impacts psychopathologiques sont colossaux,
jusqu’au suicide sur le lieu de travail. Ca n’existait pas avant. Il y en a
même dans le secteur public, y compris à l’Inspection du Travail! Ils existent
partout dans le monde et sont en croissance mais ils font l’objet d’une
conspiration du silence.
Il est difficile d’expliquer un suicide. La souffrance
éthique en est l’une des causes principales. Soumis à ces impératifs
d’objectifs, le sujet doit brader la qualité au profit de la quantité. Mais
dans de nombreux métiers, brader la qualité, c’est très grave. Pensez au
magistrat qui doit juger cinquante affaires en quelques heures alors que sa
décision engage la vie des gens. Il en vient à faire le contraire de ce pour
quoi il est devenu juge.
Partout, on est rendu à cette situation où il faut
concourir à des actes et à une organisation que le sens moral réprouve. Cette
souffrance éthique est celle qu’on éprouve à trahir les règles du métier, ses
propres collègues et le client. Et finalement on se trahit soi-même. Cette
trahison de soi dégénère en haine de soi, ce qui peut déboucher en suicide sur
le lieu de travail.
Le suicide représente le stade ultime de la souffrance
au travail mais les pathologies liées au travail sont devenues très nombreuses
et variées…
De fait. On assiste à l’explosion des pathologies de
surcharge. En France, plus de 500. 000 personnes sont indemnisées pour troubles
musculo-squelettiques. Mais il y a aussi le burn-out; ou encore le karôshi,
"la mort subite par surcharge de travail". Il s’agit d’une
hémorragie cérébrale chez des gens qui n’ont aucun facteur de risque. Ils
meurent à 35-45 ans, sur le lieu de travail, le plus souvent par rupture
d’anévrisme ou accident vasculaire cérébral. C’est fréquent.
Parallèlement, le dopage s’est considérablement
développé. Cocaïne et amphétamines sont utilisées dans de très nombreux
métiers, y compris chez les avocats d’affaire, les banquiers, les cadres. Beaucoup
ne peuvent tenir qu’en se dopant. Sur les chaînes de montage, des ouvriers
sniffent devant tout le monde pour tenir les cadences. Et personne ne dit rien.
On peut se demander si un tel système ne risque pas de
s’effondrer – puisqu’il ne fonctionne que par le concours des travailleurs.
N’oublions pas également que comme il n’y a pas
d’étanchéité entre travail et non-travail, les souffrances professionnelles ont
des conséquences dommageables immédiates sur la vie de famille, les loisirs et
même la vie dans la Cité dans la mesure où l’on a tendance à s’y comporter
comme au travail: chacun pour soi.
En outre, les stratégies de déni ont un effet de
désensibilisation qui conduit à une banalisation de l’injustice: si je nie ma
propre souffrance, je ne peux pas reconnaître celle des autres. C’est un
retournement sinistre: pour tenir individuellement, on aggrave le malheur
social.
Dans ce contexte, on peut se demander si un tel
système ne risque pas de s’effondrer – puisqu’il ne fonctionne que par le
concours des travailleurs. Les cas d’effondrement moral existent. Durant la
guerre du Vietnam, par exemple, des régiments entiers ont dit: "Fini!
On n’avance plus!", quitte à être tués – quand ils ne tuaient pas
leurs propres officiers. En entreprise, si l’exigence de performance devient
insoutenable, le risque d’effondrement collectif existe aussi.
Vous militez d’autant plus pour une politique
émancipatrice du travail…
Il faut passer d’une politique de l’emploi à une
politique du travail.
Oui, souffrir au travail n’est pas une fatalité. Le
travail peut clairement être un médiateur dans l’accomplissement de soi. Pensez
au pilote de chasse ou au reporter: la réalisation de leur mission repose
entièrement sur leur génie. C’est le cas aussi pour les métiers, les fonctions
où le travailleur contrôle à la fois les moyens et les conditions de sa tâche,
voire l’intégralité du processus. Le travail de l’artiste l’illustre fort bien,
mais on peut aussi citer les professions libérales.
La coopération est un autre facteur clé. Naguère, dans
les services hospitaliers, des réunions hebdomadaires conviaient tout le
personnel – y compris les femmes de ménage – à s’exprimer sur la manière
d’aider, de traiter les patients. L’émancipation par le travail dépend donc de
son organisation. Il faut des collectifs de travail mais aussi une autonomie de
penser.
J’ai accompagné des entreprises qui voulaient aller
dans ce sens. Les managers ont délaissé les systèmes d’évaluation quantitative
pour mettre en avant le travail vivant et la coopération. Eh bien, je peux
prouver que ces entreprises ont gagné en productivité, en compétitivité et bien
sûr en plaisir à travailler! Et aucune naïveté là-dedans.
Il faut donc passer d’une politique de l’emploi à une
politique du travail – si l’on veut, notamment, réduire les coûts croissants de
ces pathologies qui atteignent jusqu’à 3% du PIB selon des études
internationales. Mais aussi pour réenchanter la vie des travailleurs!
Chacun se fera une idée de la situation mais force est de constater que nous devons et pouvons actionner pour ne pas laisser cette situation perdurer , le fruit de notre travail nous appartient ne l'oublions pas !
Source: L'Echo - Octobre 2018