lundi 18 février 2019

#Discriminations L’engagement syndical




Mal évaluées, les discriminations syndicales continuent de freiner la carrière des élus du personnel. Des outils de prévention et des sanctions existent pourtant.

Du jamais-vu dans la police. En septembre dernier, 80 policiers ont lancé une action de groupe devant le tribunal administratif de Paris contre le ministère de l’Intérieur. 
Ils estiment avoir été lésés dans leurs demandes de mutation au profit d’agents appartenant à des organisations syndicales mieux représentées dans l’administration publique. Cette pratique, inspirée des class actions américaines, commence à faire des émules en France. La CGT est ainsi la première à avoir initié une action de groupe contre Safran Aircraft Engines pour discrimination syndicale en mai 2017. Cette possibilité ouverte par la loi de modernisation de la justice de 2016 permet aux syndicats et à la direction de négocier pendant six mois avant d’en passer par la phase judiciaire.

Une discrimination toujours présente
Comme le rappelle Véronique Moreau, déléguée syndicale CGT chez Safran, une centaine de dossiers individuels pour discrimination syndicale avaient été constitués sur divers sites de l’entreprise dans les années 2000, donnant lieu à une transaction en 2004 : « Les salariés avaient été indemnisés pour leurs retards d’évolution de salaire et repositionnés pour certains. » Mais en 2015, sur le site du Creusot, onze salariés, principalement des ouvriers, ont de nouveau constaté des retards sur leurs salaires et qualifications et saisi le Conseil de Prud’hommes. D’autres cas ont été repérés sur d’autres sites, 34 au total. « En l’absence de réaction de la direction de Safran, une action de groupe a été intentée auprès du tribunal de grande instance de Paris », explique Véronique Moreau.
Pour démontrer la réalité des discriminations, la « méthode Clerc » a été mobilisée chez Safran. Celle-ci a été mise au point au milieu des années 1990 par François Clerc de la CGT (voir entretien ci-dessous) au sein de l’usine Peugeot de Sochaux. « Elle permet de visualiser la discrimination dont une personne est victime par rapport à d’autres en comparant sa situation avec un groupe de personnes ayant des caractéristiques comparables (par exemple : âge, niveau de coefficients, niveau de qualification, même filière professionnelle…) », explique Emmanuelle Boussard-Verrecchia, avocate spécialisée dans les discriminations au travail.

PLACARDISATIONS
Ainsi, quand Marie est devenue déléguée syndicale CFDT en 2000, au retour d’un congé parental, la direction de son entreprise a tout fait, se souvient-elle, pour l’en dissuader : « Ce serait bien si vous mettiez la pédale douce au niveau de vos activités syndicales », s’est-elle entendu dire. Puis, lorsque deux ans après, elle a fait remarquer que les collègues de son service gagnaient 4 000 francs de plus qu’elle, sa hiérarchie lui a répondu : « Tu es trop revendicative, ça dérange la direction, il faut arrêter. » Elle travaillait alors pour une société d’informatique qui a connu de nombreux rachats. Chaque fusion s’est accompagnée de son lot de licenciements et, chaque fois, Marie est « montée au front ».
Mais aux intimidations du début a succédé, avec l’arrivée d’une nouvelle chef d’équipe, une véritable placardisation. « Cela s’est fait progressivement », explique-t-elle. Peu à peu, au cours des ans, elle n’était plus invitée aux réunions et avait de moins en moins de travail dans son service de recherche et développement. « Une fois j’ai entendu une collègue protester qu’elle était débordée et qu’il fallait me solliciter, puisque je n’avais rien à faire. On n’est jamais venu me voir… »

Lorsqu’un chef d’établissement a accepté qu’elle change de service, la direction de l’entreprise a demandé à Marie d’abandonner tous ses mandats si elle voulait ce poste, qui lui est finalement « passé sous le nez ». Heureusement, un autre s’est libéré peu après. Depuis, elle s’occupe activement de la prévention santé au sein de l’entreprise, a un œil sur l’ergonomie des postes, l’état des bâtiments et le restaurant d’entreprise, même si les directeurs des ressources humaines (DRH) trouvent qu’elle « remet un peu trop en cause l’organisation du travail ». Et Marie gagne toujours 25 % de moins que ses collègues aux fonctions et à l’ancienneté comparables.



Carrières bloquées 
Les chercheurs Thomas Amossé et Jean-Michel Denis rappellent dans un numéro de la revue Travail et emploi, que les militants et représentants syndicaux sont « collectivement et individuellement » exposés à « des risques »1. Il existe, disent-ils, une large « palette » de pratiques anti-syndicales, allant d’une pénalisation inconsciente à la répression pure et dure, en passant par des démarches visant à affaiblir l’action collective.
Le mandat syndical implique souvent « une pénalité salariale », reconnaissent les chercheurs Jérôme Bourdieu et Thomas Breda. En s’appuyant sur la dernière enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise (Reponse) de 2011, ils établissent que les salariés simplement syndiqués perçoivent un salaire moyen inférieur de 3 à 4 % à ceux de leurs collègues non-syndiqués. Pour les délégués syndicaux, très exposés à des relations conflictuelles avec leur employeur, cette pénalité dépasse les 10 %. Ces écarts salariaux s’expliquent le plus souvent par des carrières « plus fréquemment bloquées ».
Une enquête récente de la Dares2  confirme que seuls 15 % des délégués syndicaux ont bénéficié d’une promotion au cours des trois dernières années, chiffre qui est de 22,5 % pour les élus du personnel syndiqués et de 23 % pour l’ensemble des représentants du personnel, contre 26,5 % pour l’ensemble des salariés.

Et c’est, révèlent Jérôme Bourdieu et Thomas Breda, lorsque les relations professionnelles sont les plus conflictuelles (existence d’arrêts de travail, de grèves ou de négociations qui n’aboutissent pas à un accord) que la situation des délégués syndicaux est la plus mauvaise. Ce qui suggère que ces écarts de salaire sont bien liés aux activités de représentation plutôt qu’au travail effectué en tant que salariés.
Dans ces statistiques, il apparaît que les représentants du personnel sans étiquette syndicale ne sont en revanche pas pénalisés. D’après la Dares, 27,5 % d’entre eux ont même bénéficié d’une promotion au cours des trois dernières années. « Leur cas est plus marginal dans la jurisprudence », reconnaît Emmanuelle Boussard-Verrecchia, d’une part parce que « faire un procès à son employeur est très compliqué quand on n’est pas entouré et protégé par une organisation syndicale » et, d’autre part, « parce que les représentants du personnel sans étiquette syndicale se trouvent généralement dans des PME où c’est humainement plus difficile d’entamer des procédures ».
Lionel Marie, co-rapporteur d’un avis du Cese sur les discriminations syndicales, confirme que les délégués syndicaux « sont les plus exposés car ils représentent leurs syndicats et qu’ils sont en capacité de signer des accords sur des sujets essentiels comme les rémunérations ». Il ajoute également « qu’ils sont globalement plus sollicités en temps avec des crédits d’heures de décharge syndicale »3.

Une réalité complexe  
Jean-François Pillard, l’autre co-auteur de l’avis du Cese sur les discriminations syndicales, rappelle toutefois la complexité du phénomène : « Nous avons tenté dans notre rapport d’objectiver ce qui relève de discriminations intentionnelles, relativement modérées, et ce qui relève de la vie quotidienne. » De son expérience de dirigeant « en entreprise, en atelier, en usine », celui-ci conclut que les chiffres ne reflètent pas forcément la réalité quotidienne : « Même si on n’est pas idéologiquement opposé au fait syndical, quand on est chef d’atelier, que l’on encadre dix compagnons dont deux ont des mandats syndicaux, l’on a davantage tendance à promouvoir les huit qui sont plus présents… »
Ce qui peut mener à une spécialisation des représentants dans le syndicalisme : confrontés au fait que leur carrière ne progresse pas, ils postulent pour d’autres mandats et « s’éloignent progressivement de la vie professionnelle ».« Plus que l’étiquette syndicale, ce qui est sanctionné par l’employeur, explique de son côté Emmanuelle Boussard-Verrecchia, est le fait qu’un salarié n’ait pas l’esprit exclusivement tourné vers l’entreprise. C’est au fond vécu comme une trahison. »
Des abus systémiques ?  
Céline Verzeletti, de la CGT, regrette d’ailleurs que le ministère du Travail ne publie pas régulièrement de données globales sur cette question « car pour combattre ces discriminations, il faudrait savoir si elles sont massives ou isolées ». La centrale de Montreuil a du coup lancé son propre indicateur, à partir d’une enquête auprès de plus de 500 élus, et devrait prochainement exploiter ces données. La CFDT va également lancer une étude sur le sujet. 



D’autant que les discriminations peuvent aller plus loin que les seules différences de salaires. Etre un salarié protégé ne signifie pas être à l’abri d’une mise à la porte. Certes, le licenciement d’un représentant du personnel doit être autorisé par l’inspection du travail, mais ces départs existent bel et bien. Les derniers chiffres du ministère du Travail ne détaillent pas les motifs de ces ruptures (plan de sauvegarde de l’emploi, faute professionnelle…). Il est ainsi difficile d’évaluer la part des pressions exercées par l’employeur sur un élu du personnel mais, en 2017, 13 100 demandes de licenciement et 6 800 demandes de rupture conventionnelle ont été adressées à l’inspection du travail qui les a accordées respectivement dans 76,9% et 95% des cas.
De la sanction salariale au licenciement, la peur des représailles freine les vocations. « La crainte que l’adhésion à un syndicat puisse porter préjudice à la carrière professionnelle est évoquée par environ 15 % des représentants du personnel et 16 % de l’ensemble des salariés non-syndiqués, surtout des cadres et professions intermédiaires », révèle encore l’étude de la Dares qui dresse le portrait robot des 600 000 représentants du personnel présents dans les entreprises privées de l’Hexagone.

Face aux discriminations syndicales, Emmanuelle Boussard-Verrecchia estime que l’action de groupe oblige l’employeur à objectiver « des processus parfois inconscients liés à l’organisation de la décision ». Ce nouveau dispositif est ainsi un « outil de prévention » alors que les risques de discriminations sont « un frein important à la syndicalisation ». Désormais, rappelle-t-elle, les pratiques discriminatoires « se sont transformées et sont devenues plus fines et plus subtiles sous couvert d’évaluation professionnelle et d’individualisation des carrières ». Ces « pratiques diffuses dans l’entreprise » ont « un effet négatif sur l’activité syndicale », précise-t-elle.
« Autrefois, les militants étaient dans un parcours sacrificiel, où il fallait être discriminé pour être considéré comme un bon élu ou un bon syndicaliste, explique Philippe Portier. Mais aujourd’hui les mentalités ont évolué et ceux qui se lancent ne veulent pas que leur carrière en pâtisse. » Si la réponse juridique est nécessaire, ce cédétiste souhaite mettre l’accent sur la prévention : « II faut multiplier les accords de droits syndicaux pour que les carrières soient les mêmes et que des entretiens réguliers permettent de vérifier que le mandat est compatible avec la charge de travail. »

Que faire ?
Jean-François Pillard évoque, pour la France, « des relations sociales marquées par une tradition d’affrontement et de confrontation, alors que dans d’autres pays, elles sont perçues comme un levier d’efficacité dans l’entreprise, grâce à une meilleure information des salariés et l’évolution de leurs conditions de travail. » A ses yeux, la question de la reconnaissance des compétences syndicales est essentielle : « On ne peut promouvoir un dialogue social de qualité sur le terrain sans prêter attention à ce sujet. C’est aussi vrai pour les organisations de salariés que pour les organisations patronales, pour qui il est essentiel “d’attirer des gens de talent” alors que l’âge moyen de ceux qui exercent des mandats est élevé. »
 La loi Rebsamen relative au dialogue social et à l’emploi propose depuis 2015 de valoriser ces compétences. Cela incombe aux directions des entreprises et aux DRH, notamment au travers d’entretiens d’évaluation obligatoires. Thomas Bréda propose d’associer les salariés et les organisations syndicales à ces démarches. Surtout, comme le rappelle Lionel Marie, il faudrait les étendre aux PME. Par ailleurs, cette loi garantit au sein des grandes entreprises une évolution de rémunération aux personnes dont les délégations dépassent 30 % de leur temps de travail. Aussi, un autre axe de prévention pour Lionel Marie est celui de la « formation des militants » : les syndicalistes, informés sur leurs droits peuvent mieux se protéger.
Jean-François Pillard regrette néanmoins que les branches professionnelles ne puissent s’emparer de ces questions et de la mise en place de ces garde-fous : « Si l’on veut être au plus près de la réalité du terrain, c’est le niveau pertinent pour mettre ces réformes en œuvre, notamment dans les PME. » De même des entreprises, comme Solvay dans la chimie, ont mis en œuvre des « accords ambitieux dans ce domaine », qui mériteraient, dit-il, « d’être étendus à la branche ».

Source: - https://www.alternatives-economiques.fr - Le 15 Février 2019.

  • 1. Travail et emploi n° 145, « La discrimination syndicale en question : la situation en France », septembre 2016
  • 2. Voir « Les représentants du personnel dans l’entreprise : des salariés comme les autres ? », par Maria Teresa Pignoni, Dares Analyses n° 002, janvier 2019. 
  • 3. « Repérer, prévenir et lutter contre les discriminations syndicales », par Lionel Marie et Jean-François Pillard, avis adopté en juillet 2017, Cese.




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